par Judy Raffray

Si la loi Travail, accouchée dans la douleur, a cristallisé les débats autour des thèmes des licenciements économiques et de la hiérarchie des normes, d’autres mesures plus consensuelles ont été moins médiatisées. C’est notamment le cas du fameux « Droit à la déconnexion », proposé dans le rapport établi par Bruno Mettling en septembre 2015 et désormais gravé dans la loi. Cette dernière prévoit une concertation des partenaires sociaux sur le télétravail et le travail à distance, portant notamment sur la prise en compte des pratiques liées aux outils numériques afin de mieux articuler la vie personnelle et la vie professionnelle des salariés. Cette concertation sur les modalités pratiques de ce droit à la déconnexion sera lancée vers la mi-octobre 2016 vient d’annoncer la ministre du travail. Que vont vraiment changer la loi El Khomri et la concertation sur le télétravail en matière de droit à la déconnexion ?

Pourquoi un droit à la déconnexion ?  

Avec la généralisation des smartphones et des ordinateurs portables dans le monde professionnel – en premier lieu dans le quotidien des cadres -, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est devenue beaucoup plus floue. Alors qu’ils auraient pu être source de flexibilité au profit des salariés, les outils de travail nomades qui permettent de rester connecter en permanence y compris à la maison se transforment en piège pour certains qui ont du mal à décrocher – par contrainte, mimétisme ou simple habitude. Seuls 23% des cadres « déconnectent » totalement (c’est-à-dire ne répondent pas aux emails ou aux appels téléphoniques professionnels) en dehors du bureau selon une étude de l’APEC parue fin 2014. Le rapport Mettling de septembre 2015 avait clairement mis le doigt sur le sujet en soulignant l’importance d’une vigilance pour éviter les déséquilibres et en proposant « un droit à la déconnexion ». Le rapport précisait : « En raison des sujétions particulières associées à leurs responsabilités mais aussi de l’autonomie qui caractérise souvent le statut des cadres, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée se trouve, pour un nombre croissant d’entre eux, difficile à réaliser. »

Droit à la déconnexion : vraie-fausse nouveauté ?

Le rapport Mettling a ainsi servi de base de réflexion pour la rédaction du projet de loi travail sur le point du droit à la déconnexion. Dans sa mouture finale, l’article 55 de la Loi Travail consacre ainsi un droit à la déconnexion pour les salariés, notamment ceux relevant du statut de cadre :

« La négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail porte sur :

(…) 7° Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. A défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Cette charte définit ces modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. »

La notion de respect de la vie privée du télétravailleur était pourtant clairement  présente dès l’Accord National Interprofessionnel du 19 juillet 2005 dans son article 6 intitulé « Vie privée » ( !) : « L’employeur est tenu de respecter la vie privée du télétravailleur. A cet effet, il fixe, en concertation avec le salarié, les plages horaires durant lesquelles il peut le contacter. »

Mais la loi du 22 mars 2012, qui était censée reprendre l’accord national interprofessionnel de 2005, a fait passer la notion de vie privée et d’équilibre personnel pour le télétravailleur aux oubliettes. Ainsi l’article 46  se limitait à préciser:

« Outre ses obligations de droit commun vis-à-vis de ses salariés, l’employeur est tenu à l’égard du salarié en télétravail :

« 4° D’organiser chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d’activité du salarié et sa charge de travail ; 
« 5° De fixer, en concertation avec lui, les plages horaires durant lesquelles il peut habituellement le contacter. »

La loi El Khomri était donc une opportunité de rétablir une rédaction plus « équilibrée » vis-à-vis du télétravailleur !

Certains souligneront néanmoins que cette loi apporte peu de changement en matière de droit – à l’instar d’Eric Cohen, avocat en droit du travail qui s’exprimait dans les colonnes du Monde en septembre 2016 : « les juges condamnent déjà un employeur qui sanctionnerait un salarié ayant refusé de se connecter à sa messagerie électronique professionnelle en dehors de son temps de travail. »

Par ailleurs, pour les entreprises de moins de 50 salariés, rien ne change.

Alors ce nouveau droit à la déconnexion ne serait-il que de la poudre aux yeux ?

A voir, car le changement majeur autour de ce droit à la déconnexion est cette obligation de négociation annuelle dans les entreprises de plus de 50 salariés sur les modalités d’exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques. Cette négociation n’est certes pas assortie d’une obligation de résultats : l’objectif est d’obtenir un accord d’entreprise sur le sujet et à défaut une charte pourra être mise en place. Le texte provoque ainsi la prise de conscience et la réflexion dans les entreprises sans imposer de modalités pour appliquer ce droit à la déconnexion.

Doit-on imposer la déconnexion ?

Certains, en particulier les syndicats de cadres comme l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT-CGT), qui ont milité pour ce droit à la déconnexion, s’en offusquent, affirmant qu’on ne se donne pas les moyens d’appliquer nos grands principes. Ils citent en exemple Volkswagen, qui a décidé d’imposer la déconnexion, en mettant en place une trêve des emails entre 18H15 et 07H00.

D’autres soulignent qu’imposer un schéma unique d’organisation du travail, par exemple en mettant en place une déconnexion générale du serveur à heure fixe à l’instar de Volkswagen, c’est priver les salariés de la flexibilité que leur offre ces outils numériques. Un cadre qui a besoin de souplesse horaire pour aller accompagner son enfant à une activité dans l’après-midi met-il en péril son équilibre de vie personnelle-vie professionnelle en travaillant de nouveau chez lui le soir ?

Chez nos voisins allemands les modalités de cette déconnexion des salariés ne font pas l’unanimité. Jochen Frey, porte-parole de la direction du personnel de BMW – qui n’a pas choisi la voie de la déconnexion générale le soir – a ainsi affirmé (source AFP) : « Nous avons conscience qu’il faut mettre des limites entre le travail et la vie privée, mais nous ne voulons pas de règles rigides qui limiteraient les avantages du travail flexible ». L’option de BMW en matière de déconnexion est ainsi moins contraignante : une heure passée à répondre à une demande par email le week-end, par exemple, peut être reconnue comme heure supplémentaire. Daimler de son côté a mis en place un « assistant d’absence » qui efface les emails arrivant dans la boîte électronique des salariés qui le souhaitent pendant leurs congés tout en prévenant l’interlocuteur de s’adresser à un remplaçant.

Nuance et prudence sont donc de mise sur le sujet. Le Rapport Mettling, faut-il le préciser, soulignait d’ailleurs la nécessité d’un « devoir de déconnexion » indispensable pendant au « droit à la déconnexion » :

«Pour être effectif il doit s’accompagner d’un devoir de déconnexion dont le respect incombe d’abord à chacun d’entre nous, mais aussi à l’entreprise. Il revient, en effet à celle-ci de former ses collaborateurs au bon usage des outils sociaux. Les dirigeants doivent également se montrer exemplaires.»

Un guide des bonnes pratiques doit naître de la concertation qui va s’ouvrir mi-octobre. Souhaitons que ces échanges soient l’occasion d’une réflexion sur la diversité des besoins des salariés – notamment des cadres – en matière de souplesse d’organisation et sur les moyens de responsabiliser les entreprises, les managers et les collaborateurs en matière d’utilisation des outils numériques et de pratique du travail à distance.

Pour aller plus loin :

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