« Construire une organisation basée sur la confiance ne peut être fait que lentement, prudemment, par essai-erreur, en comprenant les phénomènes qui caractérisent la vie collective. »

 

Potrait de François Dupuy, sociologue

 

House of Cadres a rencontré François Dupuy,  sociologue des organisations, auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages sur la bureaucratie, le changement et le management, dont le célèbre « Lost in Management» publié en 2011 et « La Faillite de la pensée managériale » publié en 2015. Il nous livre son analyse des nouvelles aspirations des cadres et souligne la naïveté des nouvelles modes managériales qui veulent libérer l’entreprise sans prendre en compte les phénomènes complexes qui caractérisent les organisations.

Qu’est-ce qui a changé sociologiquement ces 30 dernières années du côté des cadres?

Tout a changé pour les cadres pendant ces 30 dernières années. Les générations X, Y et Z n’attendent plus du travail ce que les générations précédentes (les baby-boomers) en attendaient. Nous sommes passés d’une vision « tu te réaliseras dans ton travail », pour les plus anciens, à une pratique beaucoup plus instrumentale du travail pour les plus jeunes. Auparavant, le salarié assurait à l’entreprise un engagement, une fidélité totale. Aujourd’hui, il vient chercher dans le travail les ressources qui vont lui permettre d’aller vivre la vraie vie, ailleurs que dans le travail. La vraie vie n’est donc plus dans le travail mais dans la communauté de son choix. La relation au travail et à l’entreprise a donc complètement changé. On le voit bien parce que les carrières qui consistent à passer toute une vie dans l’entreprise sont devenues l’exception, alors que précédemment elles étaient la règle.

La population des cadres d’aujourd’hui (si on veut l’appeler ainsi même si elle ne forme pas un groupe homogène) témoigne d’un moindre engagement au travail que ses prédécesseurs. L’engagement arrive en tête de liste des valeurs que se donnent les entreprises. Or, que sont les valeurs pour les entreprises, si ce n’est ce qu’elles n’ont pas et qu’elles voudraient avoir ? Cela montre clairement que les entreprises ont conscience du désengagement de leurs salariés.

Mais en plaçant l’engagement comme valeur, elles font du management par l’injonction. Alors, elles cherchent toute sorte de solutions pour que les salariés se ré-engagent dans le travail. Cela prend des formes diverses et variées depuis l’apparition des cette chose bizarre qu’on appelle «  Chief Happiness Officer », jusqu’à donner à leurs salariés plus d’autonomie, plus de flexibilité, par exemple en leur permettant de travailler de chez eux. Mais l’engagement n’est pas seulement une question de comportement individuel. Il suppose un contexte favorable et en premier lieu un soutien hiérarchique. Le salarié s’engage parce qu’il a un intérêt à s’engager, parce qu’il comprend la vision de l’entreprise qui lui a été transmise par son manager et parce qu’il se sent soutenu pour réaliser la mission qui lui a été confiée.

Concernant l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, les aspirations des cadres ont-elles changé ?

Ces aspirations sont différentes en fonction des phases de vie des personnes. Il y a une variable à laquelle on ne fait pas attention, c’est le mariage, en particulier chez les femmes cadres. Je précise qu’il s’agit d’un constat empirique et non de résultats scientifiques. Dans les entreprises qui offrent des façons de travailler modernes, conviviales, non hiérarchique, comme de nombreuses startups, les jeunes cadres sont moins attachés à la séparation vie professionnelle vie personnelle et la frontière entre les deux sphères à tendance à être floue. Ensuite arrive la phase du mariage et la naissance des enfants qui constituent un vrai changement de vie, pour les populations salariées en général et pour les cadres en particulier. A partir de là, se retisse une barrière entre la vie professionnelle et la vie privée, que ce soit pour les hommes ou les femmes. Ils demandent plus de liberté personnelle d’organisation parce qu’ils se trouvent dans une phase de leur vie où l’investissement en temps pour les enfants est considérable. D’ailleurs, il est intéressant de noter que l’investissement des parents dans le quotidien des enfants a beaucoup augmenté ces dernières décennies.

Qu’attendent les cadres de l’entreprise pour les aider à atteindre cet équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ?

L’association Financielles a publié une étude très intéressante il y a 3 ou 4 ans qui montrait un résultat étonnant. A la question « est-ce que l’entreprise peut vous aider à gérer votre équilibre vie privée-vie pro », la réponse des cadres, hommes ou femmes, était : « ce domaine, que l’entreprise ne s’en occupe pas ». C’est une population qui a les moyens de s’en occuper elle-même. Cette population de cadres a envie qu’on lui foute la paix et qu’on la laisse gérer la question de son équilibre vie pro/vie perso.

Les cadres français n’attendent pas que l’entreprise s’occupe de la gestion de leur vie privée, mais en même temps beaucoup aimeraient rester moins tard au bureau…

Certes il y a en France ce mythe du cadre qui « reste tard ». Un cadre qui part à 18 heures, entend souvent  des moqueries du type «  ah tu as posé une RTT ». Mais il faut souligner aussi que la France est un pays où on commence à travailler tard. Aux Etats-Unis on finit de travailler très tôt parce qu’on commence à travailler très tôt.

Les cadres d’aujourd’hui ne souffrent-il pas d’une charge de travail plus lourde ?

Je ne vais pas répéter tout le mal que je pense de tous ces process qui viennent d’une certaine manière condamner le souhait d’autonomie en vous disant pas à pas ce que vous devez faire. L’objectif de tous ces outils est de contrôler au plus près ce que font les uns et les autres. Je dénonçais cela dans « Lost in management » il y a 6 ans. Ce livre est devenu un best-seller parce que pour une fois quelqu’un osait dire tout haut ce qui ne tourne pas rond dans les entreprises aujourd’hui. Il y a autre chose qui accroit la charge de travail : les nouvelles technologies. Il n’y a qu’à regarder les cadres en formation. Il se trouve que j’ai enseigné à l’INSEAD pendant 30 ans notamment à des cadres envoyés par leur entreprise. Eh bien quand ils sont en formation pendant une semaine, ils ne sont pas juste en formation, ils doivent aussi continuer à faire leur travail comme s’ils étaient au bureau. Il y en a toujours un ou deux qui s’éclipsent pour aller régler leurs affaires à distance depuis leur smartphone. Ce qui pose aux organismes de formation de gros problèmes pour organiser les travaux de groupe. Après le séminaire à 18h, vous les voyez reprendre leur journée de travail. De ce point de vue là, les nouvelles technologies ne sont pas pour rien dans l’augmentation de la charge de travail des cadres.

Donner plus de liberté et d’autonomie aux collaborateurs tout en empilant les process et les outils de contrôle… L’entreprise ne va-t-elle pas dans le mur ?

Les livres comme « Liberté et Compagnie » d’Isaac Getz ou « Reinventing Organisations » de Frédéric Laloux sont de vrais lanceurs d’alerte. J’ai écrit tout cela il y a 6 ans et on commence seulement à s’en préoccuper… C’est parce que les entreprises se rendent compte qu’elles vont dans le mur, qu’il y a une recherche de nouvelles formes de management beaucoup basés sur la confiance, alors que tous les systèmes « processisés » sont beaucoup plus basés sur la défiance.

Ce sont les grands cabinets de conseil qui ont construit toute cette complexité bureaucratique, avec ces process, ces indicateurs, ces contrôles etc, pour les entreprises. Cela leur a donné un marché extraordinaire ! Aujourd’hui ce sont ces mêmes cabinets de conseil à qui l’on demande de détricoter tout cela.

Or faire « compliqué » est finalement assez facile, mais sortir de la complexité est épouvantablement difficile. Donc ces grands cabinets de conseil se sont créé un job formidable en tricotant quelquechose qu’ils doivent maintenant détricoter.

La solution est-elle dans l’entreprise libérée ?

Les formes d’organisation du travail « libérées » comportent un ensemble de règles qui permettent de ne pas avoir de management… auquel les bureaucraties publiques n’auraient rien à envier ! Le paradoxe est que pour libérer, on contraint comme on n’a jamais contraint.

Faire l’entreprise libérée est compliqué pour 2 raisons. Si vous lisez le livre en entier (et non le pauvre résumé qui en est fait dans les journaux), Getz et Carney ont une vision simpliste des organisations qui s’arrête à la pyramide de Maslow. Ils partent d’un principe sommaire : si vous donnez de l’autonomie aux gens, ils seront heureux. Si vous construisez des organisations qui rendent les salariés plus autonomes, ils seront plus productifs. Oui sans doute, mais il y a bien d’autres phénomènes complexes qui viennent interférer avec cette théorie simpliste. Ces livres sur la « libération » de l’entreprise les ignorent : les phénomènes de pouvoir, les stratégies d’acteurs, l’aspect systémique… qui ont été analysés depuis bien longtemps par des sociologues comme Crozier.

On en arrive à la deuxième difficulté de mettre en place l’entreprise libérée. Ce n’est pas quelquechose de facile qui peut être mis en place du jour-au-lendemain. Construire une organisation basée sur la confiance ne peut être fait que lentement, prudemment, par essai-erreur, en comprenant les phénomènes qui caractérisent la vie collective.

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