« Aujourd’hui, le travail à distance, je dirais même le travail tout court, doit être basé sur l’autonomie. »
Le télétravail serait-il un privilège réservé aux startups à la pointe de la technologie ou aux grands groupes ayant les moyens de le déployer à grand frais ? Bénédicte Outhenin Chalandre DRH chez Generix Group, éditeur de services applicatifs de gestion de la supply chain, nous prouve le contraire en nous expliquant comment le télétravail, pratiqué par cette PME de 450 salariés, s’intègre dans une organisation de travail basée sur la flexibilité et l’autonomie.
Quand on est éditeur de services applicatifs et de plateformes collaboratives, le télétravail est-il une évidence ?
Oui mais pas uniquement ! Nous sommes surtout un groupe qui fait travailler ensemble des équipes dispersées sur 8 pays (Canada, Brésil, Belgique, Italie, Espagne, Portugal, Russie et la France). Notre maison-mère en France est elle-même composée de 5 établissements à Paris et en régions. Cet éclatement exige que nous travaillions à distance. Par ailleurs, 1/3 de nos salariés sont des consultants qui ont, depuis notre création en 1996, bénéficié de conventions nomades. Je dirais donc que cette mobilité dans le travail fait un peu partie de nos gènes, même si la mise en place du télétravail pour les populations sédentaires est plus récente.
Quel a été le déclencheur pour la mise en place du télétravail pour tous les salariés ?
A partir de 2008, le Groupe Generix a entamé une croissance par acquisitions. Nous avons commencé à avoir des collaborateurs éparpillés sur différents établissements en France et à l’étranger. La question du rapatriement des nouvelles entités sur un seul site s’est alors posée. Mais nous nous sommes rapidement rendus compte que ce rapatriement risquait de nous faire perdre des talents. Or notre activité est basée sur des expertises pointues, très longues à construire. Nous avons préféré préserver ces compétences rares, en maintenant les sites en place et en développant la collaboration à distance.
Nous avons commencé par mettre en place le travail à distance de manière occasionnelle. Le collaborateur qui avait besoin de travailler sur un dossier et de se concentrer posait 1 journée en envoyant un email à son manager. Mais se posait un problème d’équité : certains managers y étaient favorables, constatant que cela augmentait la productivité de leurs collaborateurs, d’autres refusaient par principe. Et puis, avec la croissance de nos effectifs, notamment dans nos bureaux à Paris, nous commencions à avoir une problématique d’espace.
Nous avons donc décidé de lancer le télétravail régulier comme une forme de modernité dans notre organisation.
Est-ce que ça a été compliqué à mettre en place ?
Pas vraiment. Avec des collaborateurs appartenant à la même équipe éparpillés sur différents sites en France (Villeneuve d’Asq, Paris…), nous avions déjà l’habitude d’utiliser les moyens de collaboration à distance comme la visioconférence. Et même au sein de nos anciens bureaux parisiens à Beaubourg, nous échangions déjà à distance avec notre voisin car les équipes étaient réparties sur 7 étages ! Nous n’avons pas eu à révolutionner nos habitudes en termes d’outils.
Le plus compliqué a été de convaincre certains managers que quand leurs collaborateurs travaillaient de chez eux, ils n’étaient pas en train de repeindre leur cuisine. Pour les rassurer et pour que le dispositif reste cadré, nous avons défini une charte de télétravail : quel collaborateur a droit de télétravailler, quelles sont les modalités d’accès et de mise en œuvre… Cette charte a été construite avec des collaborateurs et des managers qui pratiquaient déjà le télétravail. Notre objectif était de coller au plus près à ce qui existait et de ce qui fonctionnait bien. Les partenaires sociaux, à qui nous avons présenté la charte, ont fait quelques remarques que nous avons intégrées en particulier sur les conditions d’accès au télétravail et sur la mise en place d’un temps de bilan annuel individuel entre le collaborateur et le manager sur le thème du télétravail.
Aujourd’hui quelles sont les modalités de mise en place du télétravail chez Generix Group ?
Le salarié doit d’abord avoir terminé sa période d’essai, parce que le préalable au télétravail est l’intégration dans l’équipe, qui suppose d’avoir été pour quelques temps physiquement au cœur de l’entreprise. Par ailleurs, certaines activités se prêtent moins au télétravail. Par exemple, dans les métiers du support client, les collaborateurs sont plus efficaces pour traiter les questions techniques des clients s’ils sont physiquement à côté de leurs collègues qui ont déjà résolu les mêmes problèmes. En pratique, le collaborateur qui souhaite télétravailler remplit un formulaire. Si le manager a pu le tester et s’il considère que sa mission peut être réalisée à distance, il donne son accord. L’essentiel c’est l’existence d’une relation de confiance entre eux. Un manager peut décider de ne pas autoriser le télétravail si les résultats du collaborateur ne sont pas au rendez-vous, mais il doit pouvoir lui expliquer, sa décision ne pouvant être purement arbitraire. Et quand ça coince avec un manager, nous – les RH – jouons un rôle de médiation.
Ensuite, le collaborateur sédentaire (les consultants sont soumis à une convention de travailleurs nomades) qui a obtenu l’accord de son manager signe une convention de télétravail. Il fait un point chaque année avec son manager sur la reconduction ou non du télétravail.
Comment s’est passée l’acceptation du télétravail par les managers ?
La culture managériale a clairement avancé parce que la direction est convaincue. Pour aider les managers, nous avons organisé des formations en interne et nous avons aussi accompagné les plus réticents en les coachant pour la mise en place du télétravail. Faire confiance n’est pas inné mais en même temps nous ne pouvons pas tout contrôler : après tout, je ne sais pas ce que mes collaborateurs qui sont dans le bureau d’à-côté font de leur journée.
J’observe une réelle évolution en matière d’acceptation des managers, car je les entends dire tout le bien qu’ils pensent du télétravail. Globalement, ils se rendent compte que c’est un bon moyen de gagner en productivité car les salariés qui sont en télétravail bénéficient d’un environnement propice à la concentration. On l’entend désormais souvent dans les couloirs : « tiens je dois travailler sur tel gros dossier, je vais faire une journée de télététravail ». Et puis un salarié qui a 1h30 de trajet pour aller au bureau travaille beaucoup plus s’il économise ce temps de transport.
Je dirais que la phase de test du télétravail est terminée et les managers ont plutôt mis la suspicion derrière eux. Vous avez évidemment toujours des cas isolés de collaborateurs demandant à télétravailler le mercredi et qui font en réalité du temps partiel déguisé. C’est au manager de rester attentif. Le télétravail apporte une vraie valeur ajoutée à l’entreprise quand il piloté.
Les managers sont d’ailleurs nombreux à pratiquer eux-mêmes le télétravail mais cela doit rester encadré : le rôle du manager est d’assurer la continuité et sa présence physique est nécessaire. On a fait l’expérience d’avoir des managers en télétravail 5 jours par semaine et ça n’a pas été concluant parce qu’ils étaient complètement coupés de leurs équipes. C’est d’ailleurs la difficulté que nous avons à adresser avec nos collaborateurs qui sont nomades et nos équipes qui collaborent à distance en France ou à l’étranger. La question de la cohésion des équipes en environnement de travail à distance ou nomade est cruciale.
Quelles actions avez-vous mises en place pour favoriser l’émulation collective et la culture d’entreprise ?
La vie de tous les jours, le café, le lien social, c’est aussi ce qui fait la cohésion des équipes. C’est pour cela que nous avons décidé d’autoriser un maximum de 2 jours de télétravail par semaine. Après chaque collaborateur est libre de choisir le jour qu’il souhaite. Nous nous sommes basés notamment sur des études montrant qu’au-delà de 3 jours de télétravail le sentiment d’isolement augmente et la productivité des salariés baisse.
Aujourd’hui, dans notre configuration, il est devenu difficile d’avoir toutes les équipes réunies au même endroit. Nous fonctionnons beaucoup par la visio-conférence mais aussi par vidéo. Quand la direction souhaite passer des messages, elle le fait au moyen de petites vidéos de 10 minutes qui peuvent être vues par tous, partout, à tout moment. Nous développons aussi beaucoup le e-learning qui ne permet pas seulement de faire de la formation mais aussi de communiquer de l’information. Cela permet de laisser le temps au collaborateur de visionner le module quand il le veut.
Tous les postes sont équipés de Skype et Chatter ce qui nous permet d’échanger assez spontanément avec nos collègues quel que soit le lieu et le fuseau horaire. Tous ces outils favorisent une communication simple et directe au sein du Groupe.
Les nouveaux arrivants sont un peu désorientés par notre fonctionnement flexible. Chez Generix les salariés peuvent arriver le matin à l’heure qu’ils veulent et partir à l’heure qu’ils veulent. Ils peuvent télétravailler quand ils le souhaitent, un ou 2 jours par semaine, et la manière de fonctionner est très autonome. Une de mes collaboratrices qui avait l’habitude de fonctionner en présentiel chez son précédant employeur m’a dit quelques temps après son arrivée : « mais alors on fait ce que l’on veut ici !». Elle était en demande de points réguliers avec moi et elle a eu besoin d’un temps d’adaptation. Notre mode d’organisation est déroutant pour les personnes qui ne sont pas très autonomes, qui ont besoin d’être très cadrées ou qui ne supportent pas la solitude.
Vous êtes donc dans une véritable organisation flexible du travail qui va bien au-delà du télétravail. Comment articulez-vous cette flexibilité avec le droit à la déconnexion ?
Le télétravail a en effet ouvert le champ de la discussion sur la flexibilité. Certains de nos collaborateurs préfèrent partir plus tôt du bureau et se reconnecter de chez eux. Ce mode de fonctionnement leur offre un meilleur équilibre de vie privée-vie professionnelle. Mais il peut être perturbant pour certains managers qui ne sont pas toujours habitués à la flexibilité des horaires. Cela demande un apprentissage de ces nouveaux rythmes et modes de communication : un salarié qui n’est pas joignable à la minute où le manager cherche à le joindre, le sera à un autre moment et finira toujours par prendre contact ou répondre à la sollicitation de son manager.
L’autonomie dans l’organisation du travail peut être délicate à concilier avec le droit à la déconnexion. Il n’est pas toujours simple de restreindre le temps de connexion tout en offrant une liberté d’organisation à chacun. Il est bien-sûr important que l’entreprise informe les collaborateurs de leurs droits en matière de déconnexion et veille à ce qu’ils ne soient pas sur-sollicités en dehors des heures habituelles de travail. Mais, surtout, il faut faire confiance au bon sens de chacun. L’entretien annuel au sujet du télétravail est un bon outil pour faire remonter les éventuels dysfonctionnements aux RH.
Aujourd’hui, le travail à distance, je dirais même le travail tout court, doit être basé sur l’autonomie. Dans notre activité, nous ne sommes pas sur du travail posté. Le manager n’est plus un contrôleur mais davantage un manager coach qui doit accompagner le salarié dans la gestion de sa charge de travail par le dialogue : « je t’ai donné cette mission, quelle est ton échéance, est-elle réaliste, de combien de temps as-tu besoin pour la réaliser, quelle méthode tu vas adopter, de quelles ressources as-tu besoin, sur quels autres dossiers travailles-tu etc… Et c’est vrai que dans l’environnement orienté résultat dans lequel nous évoluons, cette façon de manager n’est pas notre tendance naturelle.
Quels sont les outils pour aider les managers à devenir des facilitateurs plutôt que des contrôleurs ?
Nous avons réfléchi à faire évoluer notre SIRH en passant en revue tous les outils sur lesquels le manager échange avec le collaborateur sur son travail et tous les moments où l’on place le travail du collaborateur au centre de la discussion.
L’entretien annuel qui fixe la contribution du collaborateur à la mission de l’équipe et celui qui fait le bilan des réalisations en fin d’année nous semblent importants car ils lui donnent un cadre, une direction. En revanche, la façon dont ils sont organisés est trop lourde et entre-temps il ne se passe pas grand-chose. Dans l’environnement actuel on ne peut plus dire : je te donne un objectif et on se revoit dans un an. Entre-temps l’objectif a changé, les équipes bougent. Nous réfléchissons donc à une évaluation de la performance continue, qui ne s’appellerait d’ailleurs plus « évaluation de la performance ». L’idée est de faire des points opérationnels plus courts et réguliers vraiment en lien avec ce que le collaborateur fait pour estimer ce qu’il a fait, ce qu’il reste à faire et vraiment envisager la question de la charge de travail. Il s’agit de formaliser ce qui se fait souvent de manière informelle à la cafétéria entre un manager et un collaborateur. Cette officialisation est importante parce que c’est une manière de valoriser le collaborateur : « je ne suis pas juste en train de discuter avec toi entre deux portes, je prends la question de ta charge de travail au sérieux ». L’idée est même de faire en sorte que ce soit le collaborateur qui fixe ses priorités. Je suis persuadée que pour avoir des gens plus autonomes – « empowered » comme on dit aujourd’hui – il faut faire basculer la détermination du « comment on fait » du côté du collaborateur. C’est à contre-courant de la tendance actuelle où le manager doit décliner des plans d’action. Il y a un changement culturel à opérer et ensuite la question du télétravail ne se posera plus.
Propose recueillis par Judy Raffray
Tags:autonomie,télétravail
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