« Il faut faire évoluer les mentalités en montrant qu’il est possible de travailler autrement tout en étant très efficace. »
Propos recueillis par Judy Raffray
House of Cadres est allé à la rencontre de Solenne, manager à distance d’une équipe ressources humaines répartie sur 3 continents au sein d’un grand groupe industriel international. En collaborant avec des équipes néerlandaises, cette jeune cadre hyper-dynamique a appris à lever le pied pour gagner en efficacité. Elle partage avec nous son quotidien de manager « virtuel ».
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis mariée, j’ai un enfant de 4 ans et je suis Global Human Resources manager dans une entreprise internationale.
De quelle organisation de travail flexible bénéficiez-vous ?
J’ai choisi de travailler de la maison 2 jours par semaine. Nous sommes 14 collaborateurs dans mon équipe, 9 nationalités, répartis dans 9 lieux différents et rapportant tous à une Vice-présidente RH monde basée à Singapour. Nous gérons une entité qui regroupe 14 000 salariés, disséminés sur plusieurs continents. Donc techniquement je pourrais travailler de chez moi tout le temps si je le voulais, cela n’aurait aucun impact. Mais je me rends au bureau en général 3 jours par semaine, parce que j’en ressens le besoin. J’ai besoin de voir des gens, d’échanger, par exemple en déjeunant à la cantine avec des collègues.
Qu’est-ce que vous apporte cette flexibilité ?
En télétravaillant, je suis plus efficace surtout sur les sujets de fond plus stratégiques. Mais surtout, j’économise du temps de trajet et je peux caser plus facilement des tâches du quotidien : passer au pressing, à la poste… Ce qui me donne moins l’impression de courir partout. Et le vendredi, comme je travaille de chez moi, je peux aller chercher mon fils à la sortie de l’école et échanger avec la maîtresse.
Est-ce que vous avez demandé à bénéficier de cette organisation flexible ou est-ce qu’on vous l’a proposée ?
Je travaille dans une entreprise dont la culture favorise cette souplesse. En arrivant dans ce groupe il y a plus de 10 ans, j’ai découvert une culture au travail très différente. Tout le monde – managers et collaborateurs – se tutoyait. La première semaine j’ai été très étonnée de voir le président de la France en train de manger à la cantine avec des collaborateurs alors que chez mon précédent employeur les cadres ne se mélangeaient même pas avec des non-cadres ! La même semaine, j’ai assisté à une présentation en mode « show » du numéro 2 du groupe devant un amphithéâtre de collaborateurs qui pouvaient ensuite lui adresser des questions en direct et sans filtre.
Du point de vue RH, tout était fait pour que le salarié fasse un maximum de choses de manière autonome comme poser ses congés, entrer ou mettre à jour ses informations personnelles, bancaires, voir son plan de développement ou ses objectifs annuels en ligne et c’était il y a 10 ans ! Dès l’arrivée, on vous donne un ordinateur et vous suivez un certains nombre de training on-line durant les trois premiers jours : sécurité informatique, gestion du quotidien au niveau RH, conseils pour travailler avec les outils informatiques comme la messagerie instantanée interne…
Et je me suis rapidement rendue compte que quand j’avais des questions à poser en matière de RH, par exemple pour mes congés, il fallait que je les pose à une personne en Pologne. En effet, à peu près au moment de mon arrivée, le groupe a entamé sa mutation vers un modèle d’entreprise globale. C’est-à-dire que nous sommes passés d’une organisation très centralisée par pays à une organisation décentralisée et globale, avec en particuliers des services supports partagés, concentrés dans quelques pôles sur 3 continents. Quand nos interlocuteurs au quotidien ne sont pas assis à côté de nous, nous sommes obligés de tisser des liens avec des gens que nous ne voyons pas et l’importance du lieu de travail s’efface. Très vite les postes qu’on me proposait impliquaient de travailler avec des équipes à distance et rendaient la possibilité de télétravailler évidente.
Ensuite, je me suis peu à peu rendue compte que, dans ce groupe le présentéisme, n’était pas du tout valorisé et qu’il allait falloir changer mes habitudes.
Comment avez-vous changé votre manière de travailler dans cet environnement « non-présentéïste » ?
Mon expérience de travail avec les Pays-Bas a eu un impact sur ma manière de travailler. J’ai été responsable d’une unité commerciale basée en partie là-bas. J’étais donc amenée à y passer quelques jours par semaine. En Hollande, l’équilibre vie-pro/vie perso est très important. Les collaborateurs prennent entre 20 à 30 minutes maximum pour déjeuner, en général un sandwich, et à 17h30 il n’y a plus personne au bureau. On va chercher les enfants ou on fait une activité et à 19h on dîne parce qu’on a déjeuné peu et très rapidement. Bref, je me suis vite rendue compte qu’à partir de 17h, je commençais à être la seule sur l’open space… Même les directeurs rentraient chez eux tôt.
Mon manager de l’époque était Hollandais et il m’a beaucoup aidée à lâcher prise par rapport aux horaires. Un vendredi, alors que nous faisions notre point hebdomadaire de 30 minutes, il m’a dit : « Solenne, tu travailles trop. Aujourd’hui tu t’arrêtes à 15h, tu te prends un bon verre de vin et tu profites de ton week-end. » Le fait que cette incitation vienne de mon manager m’a vraiment permis de déculpabiliser et aidée à me défaire de cette culture du présentéïste typiquement française. Dans mes précédents postes, les managers français m’appelaient souvent à 20h en faisant les étonnés de me savoir au bureau. Mais ensuite ils m’assaillaient de questions ! Ca ne leur posait aucun problème ! Mon manager hollandais m’a fait prendre du recul par rapport à ce formatage français. Selon lui, si je faisais trop d’heures, je ne serais pas performante alors qu’en France on peut voir des collaborateurs prendre un café à 17h car ils savent que la journée n’est pas finie.
J’ai aussi été accompagnée par un très bon mentor – une Allemande basée en Hollande – qui m’a dit un jour « Solenne, tu cours après quoi ? Tu fais trop de choses ! Tu es tellement partout qu’on ne voit plus où tu apportes de la valeur ajoutée ! ». Ces mots ont été un déclic pour moi.
Alors j’ai commencé à revoir mes priorités en me demandant dans quels domaines j’apportais vraiment de la valeur ajoutée pour les collaborateurs et le business. J’ai décidé de déculpabiliser par rapport au nombre d’heures que j’effectuais et j’ai commencé à revoir ma manière de travailler. L’important n’était pas que je travaille 10h par jour mais la valeur que j’apportais au business dans lequel je travaillais.
Qu’est-ce qui change en termes d’organisation du travail quand les équipes sont à distance ?
Dans mon entreprise, nous fonctionnons essentiellement par objectifs et l’important n’est pas le nombre d’heures passées au bureau mais notre capacité à atteindre ces objectifs. Nous travaillons ainsi beaucoup en mode projet, en fixant des calendriers et des échéances. Avec ma manager qui est basée à Singapour nous faisons un point par mois. Ensuite je réalise mes missions en toute autonomie.
A partir de là, chacun est responsable de son organisation pour rendre son travail en temps et en heure. En France, les entreprises fonctionnent encore dans un carcan en matière de temps de travail. Cet encadrement est utile pour des tâches répétitives, comme le travail à la chaîne, qui peut être épuisant, mais ça ne fait plus de sens pour le travail au bureau. Le 9h-19h au bureau pour tout le monde, c’est dépassé, surtout quand on travaille sur plusieurs fuseaux horaires.
Concernant le télétravail, je dois avouer que j’ai eu un petit temps d’adaptation. Au début quand j’entendais parfois au cours d’une conférence téléphonique les enfants de mes collaborateurs polonais en bruit de fond ou les chiens qui aboyaient, j’étais presque choquée. Et puis quand je me suis rendue compte que le travail était fait et bien fait en temps et en heure, je me suis dit que chacun pouvait s’organiser comme il le souhaitait.
Comment crée-t-on du lien en tant que manager avec des équipes à l’autre bout du monde ?
Il y a tout un aspect culturel à connaître. Par exemple, les Anglais ont tendance à être optimistes et à placer systématiquement des formules de courtoisie dans leurs échanges : « ah c’est super, c’est génial ! », ou « il fait trop beau aujourd’hui !». Alors qu’en France, on a tendance à penser qu’on est au bureau pour bosser et à être plus secs dans nos échanges. Nous avons donc organisé des formations culturelles pour expliquer aux équipes comment on travaille en France, en Inde, aux Philippines ou en Malaisie etc… et faciliter la communication.
Et puis il est tout de même important de rencontrer les équipes. Il y a toujours un avant et un après s’être rencontrés dans la relation de management à distance. Une fois qu’on a vu les gens ne serait-ce qu’une fois, tout est plus facile.
J’ai trouvé que les 4 premiers mois de manager virtuel avaient été durs, parce que je n’avais pas communiqué tout ce que j’attendais de mon équipe. Ensuite j’ai pris le temps de leur expliquer ma manière de fonctionner : « je suis joignable de telle heure à telle heure », « je préfère communiquer par email que par téléphone », « je ne vais pas vous dire merci à tout bout de champ, non pas parce que je suis mécontente mais parce que je suis directe et que vous faites votre travail ». Je leur ai aussi expliqué ce que je ressentais, en tant que manager marquée par la culture française, quand ils ne répondaient pas dans les délais convenus : un manque de respect de leur part.
Créer du lien avec ses collaborateurs, pour moi c’est aussi mettre mes N-1 à mon niveau : nous travaillons en collaboration. Je leur demande de partager leurs frustrations, mais aussi je leur explique quand je décide de choisir certaines batailles au dépend d’autres. Le fait d’avoir de l’authenticité et de l’honnêteté crée un lien de confiance.
Enfin, j’essaie toujours d’avoir un relais sur place. Si je sens au téléphone qu’il y a un problème, je demande à mon relais sur place ce qu’il en pense.
Le fonctionnement en mode projet n’est-il pas source de stress pour les collaborateurs ?
Pour que cela fonctionne, il est important de définir une charge de travail raisonnable. C’est le rôle du manager de s’assurer que son collaborateur a trouvé le bon équilibre. La bienveillance est clé dans le mode de management. Dans mon entreprise, nous sommes très attentifs à la charge de travail et à l’équilibre vie pro vie perso des collaborateurs. Ce sont des messages qui sont régulièrement donnés par le management à leurs équipes.
Pour moi le plus important est de vérifier que l’employé se sent bien au travail, qu’il n’est pas surchargé, qu’il a tous les outils pour réaliser sa mission… Au lieu d’imposer aux entreprises des règles de temps de travail uniformes, il vaudrait mieux les inciter à être avant tout attentives à la charge de travail.
Et concrètement comment faites-vous pour vous assurer que la charge de travail est adaptée ?
Une des questions que je pose à mes collaborateurs à chaque point téléphonique hebdomadaire c’ est : « où en es-tu de ta charge de travail ? Est-ce que ça va ou es-tu débordé(e) ? As-tu besoin d’aide ? ». Quand des collègues viennent me voir pour me demander s’ils peuvent donner telle ou telle mission à une personne de mon équipe, je ne leur dis pas « oui » tout de suite. Si la personne est objectivement très occupée, je refuse ou demande un délai supplémentaire et dans le doute je demande à la personne de mon équipe si elle a le temps.
Avec mon équipe, je fais aussi beaucoup de coaching sur la gestion du temps et des priorités : apprendre à déterminer ce qui important, urgent, non urgent etc. pour qu’ils organisent leur travail efficacement sans être sous pression en permanence.
Je mets un point d’honneur à m’assurer que les membres de mon équipe sachent sur quoi je travaille. Je gère 7 sites et 10 business différents regroupant 14 000 personnes et évidemment tout le monde pense avoir la demande la plus urgente ou la plus importante. Je n’ai aucun état d’âme à expliquer que la demande n’est pas prioritaire et à négocier des délais et c’est d’autant mieux accepté parce que j’explique quels sont les autres sujets sur lesquels je travaille. Personnellement, je ne me sens pas stressée dans mon job parce que je sais que si j’ai un problème je peux le dire tout de suite à ma manager ou à mes clients internes. Cette culture de la confiance fait beaucoup.
Quand on est manager à distance, comment évalue-t-on la motivation des collaborateurs ?
L’idée est de ne pas attendre l’entretien annuel pour dire à quelqu’un qu’il a un problème de motivation ou de performance. Les managers doivent suivre l’engagement de leurs collaborateurs au quotidien, qu’ils soient à distance ou non d’ailleurs.
Plus d’engagement, c’est plus de performance pour l’entreprise, donc on a tout intérêt à s’en préoccuper. Nous avons développé un kit pour aider le manager à « engager » son équipe. Cet outil leur rappelle notamment les questions à poser régulièrement à son collaborateur. Des questions de bon sens comme « comment tu vas ? », « où en es –tu de tes objectifs ? », « est-ce que ce que je t’ai demandé de faire est clair ? »…
Le mot de la fin
En France, il y a une tendance à valoriser ceux qui restent tard, ceux qui sont sur tous les fronts… Aujourd’hui je me bats encore avec mes collègues français à qui je dis : « il faut que vous sachiez vous arrêter parce qu’ici il y aura de toute façon toujours suffisamment de travail pour rester au bureau 24/24, 7 jours sur 7 ! Arrêtez de vous dire que vous devez être au bureau de 9h à 19h pour bien faire votre travail ! ». Il faut faire évoluer les mentalités en montrant qu’il est possible de travailler autrement tout en étant très efficace.
Enfin, si j’arrive à travailler à distance sur plusieurs continents, les Français peuvent tout autant le faire. Je pense souvent aux 160 000 salariés de la Défense où je passe chaque jour. Si chaque entreprise de la Défense proposait 1 à 2 jours de télétravail par semaine ou encore des horaires flexibles, l’impact en termes de bien-être pour les salariés et sur l’empreinte carbone serait énorme. I have a dream…
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